Les modes de connaissance (Khenpo Ngédeun)

Khenpo Ngédeun - Extrait du livret "Les modes de connaissance" - Août 2008

Ce traité est un texte relativement court, le sens en est cependant extrêmement profond et clair. Il ne s’agit pas d’en suivre l’explication mot à mot, car le temps qui nous est imparti est très court, mais de parcourir le texte en nous arrêtant sur les points essentiels, ce qui vous permettra d’en avoir un premier aperçu.
Comme tout traité, ce texte est structuré en trois parties :
1. L’introduction ;
2. Le corps de l’exposé ;
3. L’épilogue.

1. L’introduction
Elle se compose également de trois points :
1. Le titre du texte et son explication ;
2. L’hommage de l’auteur ;
3. La promesse de composition.

1.1. Le titre du texte

Considérons dans un premier temps le titre : Namshé Yeshé Jepé Tenchö, en tibétain, signifie « traité de la distinction entre conscience fragmentaire et conscience principielle ». Le terme « distinction » est mis en exergue parce que la conscience ordinaire ou fragmentaire fait référence au samsara, et la conscience primordiale ou principielle au nirvana. Nous ne comprenons pas ces deux fonctionnements différents parce que nous sommes égarés, fourvoyés par l’ignorance et la confusion. Le 3e Karmapa, Rangjung Dorjé(1) (1284-1339) a composé ce traité afin de nous permettre de distinguer ce qui est du domaine de la confusion et ce qui relève du nirvana. Forts de la compréhension de l’éveil et du fonctionnement samsarique, nous pouvons cheminer dans la bonne direction, sans quoi il est impossible d’atteindre le but. Le seul titre de ce traité nous donne déjà les clefs du chemin.

Ce texte est un traité, tenchö en tibétain ou shastra en sanskrit ; les deux syllabes qui composent ce terme sont porteuses de sens. La première syllabe, ten en tibétain et shas en sanskrit, signifie que nous cherchons tous à atteindre l’éveil et à obtenir le bonheur et la félicité. Cependant nous ne connaissons pas les causes qui nous empêchent de réaliser cet état ; les méconnaissant, nous ne pouvons nous développer dans la bonne direction. Le traité a comme perspective première de présenter des méthodes qui nous permettront d’atteindre le but souhaité. Le premier aspect du mot « traité » signifie « mettre en œuvre les moyens ou les méthodes ».

La seconde syllabe, chö en tibétain, tra en sanskrit, signifie « corriger » ou encore « remédier ». Il s’agit dans un premier temps de corriger toutes les imprégnations(2)emmagasinées au niveau du corps, de la parole et de l’esprit. Nous devons les corriger parce qu’elles ne sont pas bénéfiques ; un shastra possède la capacité d’éliminer ces imprégnations psychiques vaines afin de diriger l’esprit vers des actes qui laisseront des empreintes bénéfiques.

Un texte qui comporte ces deux aspects (offrir des méthodes pour évoluer dans la direction de l’éveil et de la félicité et permettre de dissiper tout ce qui est nuisible) peut être appelé un traité. Il est possible de distinguer neuf types de shastra. Certains appartiennent aux traditions bouddhistes et d’autres à divers courants de pensée. La différence entre un shastra bouddhiste et un traité non bouddhiste réside dans les moyens proposés pour atteindre le but. Beaucoup parmi vous ont assisté aux enseignements sur le Gyu lama(3) qui est aussi un traité. Ce shastra bouddhiste met en œuvre des moyens basés sur les trois entraînements : l’éthique, la méditation et le discernement supérieur.

1.2. L’hommage de l’auteur

Dans un second temps, l’auteur rend hommage aux bouddhas et bodhisattvas, afin d’accumuler le potentiel méritoire nécessaire à la composition de l’œuvre. L’hommage se traduit aussi par le fait de s’incliner devant les bouddhas et les bodhisattvas, ce qui permet de réduire les afflictions grossières, notamment l’orgueil. Cet hommage représente également une forme de requête pour ne rencontrer aucun obstacle lors de la composition du texte et mener celle-ci à son terme.

L’hommage s’effectue par le biais du corps, de la parole et de l’esprit. Il ne s’agit pas de se prosterner de façon mécanique devant une personne ou un objet extérieur. L’hommage repose sur la compréhension des qualités d’une personne, ce qui crée un respect naturel. Rendre hommage signifie reconnaître les qualités ; cela réduit automatiquement l’orgueil parce que supériorité ou égalité n’existent plus, seule demeure la reconnaissance des qualités.

Le terme « rendre hommage » ou « se prosterner » (chak tsälwa en tibétain) signifie aussi faire le ménage, nettoyer. De la même façon que l’on nettoie une maison pour enlever les saletés, l’hommage permet de nettoyer son esprit. Si vous invitez quelqu’un d’important, un grand maître ou un grand lama à venir chez vous, dans un premier temps vous allez faire le ménage afin de le recevoir comme il se doit ; il en va de même au niveau de l’esprit : afin de recevoir l’influence spirituelle des bouddhas et des bodhisattvas, il faut dans un premier temps nettoyer le courant de son être des différentes tendances et négativités qui le souillent.

1.3. La promesse de composition

L’auteur s’engage ensuite à mener jusqu’à son terme la composition de ce traité, qui n’est pas ordinaire ; cette promesse implique différents aspects. Le Karmapa Rangjung Dorjé s’est retiré dans un endroit calme, il ne s’est pas dispersé dans différents discours mais est resté concentré et il n’a mêlé aucune émotion perturbatrice ni prolifération mentale à cette composition. Corps, parole et esprit ont été mis en retraite afin de l’effectuer. La base de son engagement est tout d’abord l’éthique ; puis, ayant lui-même reçu des enseignements, il les a étudiés jusqu’à l’émergence d’une certitude inébranlable, certitude qu’il a intégrée pleinement grâce à la pratique méditative. La méditation conduite à son terme lui a permis de reconnaître l’état véritable des phénomènes. Cette réalisation l’a poussé, par amour et grande compassion pour les êtres, à s’engager dans la rédaction de ce traité. La promesse de composition implique l’ensemble de ces différents aspects et valide ainsi l’authenticité du traité.

Toute personne d’obédience bouddhiste qui suit l’enseignement du Bouddha Shakyamuni doit s’engager dans les trois entraînements : celui de l’éthique ou de la discipline, celui du samadhi et celui du discernement. Quiconque enseigne sans avoir suivi ces trois entraînements ne peut se proclamer bouddhiste véritable et ne devrait pas enseigner le Dharma. L’éthique ou la discipline représente la base nécessaire aux deux autres entraînements. Elle consiste en différents engagements de libération individuelle, parfois classifiés en huit catégories, parfois en quatre(4) ; l’essentiel est de retenir qu’il s’agit de respecter un des codes de conduite de guényen si l’on est laïc, ou un des codes de conduite du vinaya monastique.
L’entraînement à l’éthique est le terreau de base dans lequel l’arbre de la méditation, du samadhi, pourra être planté. Cet arbre donnera les fleurs et les fruits du discernement qui pourront être récoltés. Le but est d’intégrer l’absence d’existence, ou de réalité, des phénomènes, et pour ce faire, l’entraînement au discernement est nécessaire. Ce discernement s’appuie sur la méditation, le samadhi ; sans éthique, il est impossible de développer un samadhi. Ces trois entraînements fonctionnent en dépendance les uns des autres et sont indissociables et nécessaires pour parcourir le chemin bouddhiste.

Jamgön Kongtrül Lodrö Tayé a écrit un commentaire au sujet de ce traité et, dans la partie concernant la promesse de composition, il explique que pour atteindre la libération et l’omniscience il faut réaliser l’absence d’existence des phénomènes et du soi. L’étude et la réflexion sont des étapes nécessaires pour parvenir à cette compréhension. Sans ces deux phases, il est impossible de réaliser l’absence de nature des phénomènes et la libération ou l’omniscience sont donc hors d’atteinte.
Dans un premier temps, l’étude des enseignements est primordiale afin de développer les trois discernements :
1. Le discernement issu de l’étude ;
2. Le discernement issu de la réflexion ;
3. Le discernement issu de la méditation.

Certains soutras expliquent notamment que le premier discernement, issu de l’étude, s’avère extrêmement important car il permet de dissiper l’ignorance par l’étude des soutras. L’ignorance est la méconnaissance de ce qui est bénéfique et de ce qui ne l’est pas. Grâce à l’étude des enseignements et des différents soutras, nous acquérons une forme de discernement des actes vertueux et des actes nuisibles. La sagesse obtenue à partir de l’étude est souvent comparée au soleil, à la lune ou encore à une torche, car ce discernement agit comme une lumière qui révèle les causes et les conditions à mettre en place afin de se diriger vers ce qui est bénéfique et de bannir ce qui n’est pas authentique.(5)

Le discernement issu de la réflexion représente l’approfondissement de notre compréhension initiale issu de l’étude. Cette imprégnation produira à terme des fruits également positifs et bénéfiques. C’est une erreur de penser que seul le discernement lié à l’étude est nécessaire : les trois aspects sont primordiaux et doivent être intégrés.

Sur la base de ces deux discernements, nous devons aller plus avant encore et obtenir la sagesse de l’intégration véritable, c’est-à-dire intégrer à notre champ d’expérience la compréhension née des deux étapes précédentes. La méditation conduit à se familiariser avec l’état véritable des phénomènes : l’absence d’existence des phénomènes et du soi.
Il est extravagant de sauter des étapes et de parvenir à la méditation sans avoir reçu d’enseignements auparavant, sans avoir réfléchi à ce qui a été transmis, il est inconcevable de prétendre méditer ainsi. De la même façon, s’arrêter à l’étude des enseignements ou à la réflexion à leur sujet sans aller plus loin ne permet pas de les intégrer pleinement, ni de réaliser la sagesse de l’absence d’existence.

Ces trois différents aspects de l’étude, de la réflexion et de l’intégration individuelle sont nécessaires et dépendants les uns des autres. En effet, aucun résultat ne peut naître d’une réflexion si l’on n’a pas au préalable écouté un enseignement, et aucune méditation ne peut porter ses fruits sans le prérequis de l’étude de l’enseignement et de la réflexion. Le Bouddha explique, dans un soutra, que l’on ne peut connaître le goût du sucre sans l’avoir goûté auparavant. Il en est de même pour le discernement issu de la méditation : on ne peut connaître la saveur de la vacuité sans auparavant l’avoir goûtée, absorbée, mâchée, voire digérée. Il s’agit d’intégrer dans son champ d’expérience la compréhension qui émerge afin de la faire sienne.

Atteindre la libération sur la simple base de la méditation demeure très périlleux ; le Bouddha a illustré cela dans un de ses enseignements en prenant l’exemple du rishi Lachö. Ce rishi n’était pas bouddhiste mais s’était entraîné intensivement à la méditation de sorte qu’il avait obtenu des qualités issues de la méditation. Le fait de pratiquer la méditation apporte certaines capacités, néanmoins ces qualités ne lui ont pas permis de se libérer parce que sa méditation ne l’a pas conduit à réaliser l’absence d’existence. Les qualités développées demeurent alors des qualités mondaines, ordinaires, c’est-à-dire qu’elles ne mènent pas à la libération. Ce sage, ne s’étant pas basé sur la vue des enseignements du Bouddha, n’a pu en réaliser le sens. Cette étape de la méditation doit être un remède à la saisie duelle, sinon le discernement de l’absence d’existence ne peut émerger et la libération est impossible.

Qu’il s’agisse des trois entraînements (à l’éthique, au samadhi et au discernement) ou des trois aspects de l’enseignement (l’étude, la réflexion et la méditation), tous sont cruciaux et aucun ne doit être privilégié. Ces six points sont d’importance égale et doivent être véritablement compris pour s’engager sur le chemin.